En second lieu, qu’il s’agisse d’une synthèse d’actions, d’une invention scientifique ou industrielle, religieuse ou esthétique, théorique en un mot ou pratique, le procédé élémentaire qui l’a formée est toujours ce qu’on peut appeler un accouplement logique. Quel que soit en effet le nombre d’idées ou d’actes qu’une théorie ou une machine synthétise, il n’y a jamais eu que deux éléments à la fois qui se soient combinés, adaptés l’un à l’autre, dans le cerveau de l’inventeur ou de chacun des inventeurs qui ont successivement collaboré à sa formation . Dans sa Sémantique, M. Bréal faisait dernièrement, à propos du langage, une remarque très fine, qui vient à l’appui de cette observation générale « Quelle que soit la longueur, dit-il, d’un (mot) composé, ne comprend jamais que deux termes. Cette règle n’est pas arbitraire : elle tient à la nature de notre esprit qui associe ses idées par couples. » En un autre passage relatif aux figures schématiques par lesquelles James Darmesteter a essayé de rendre visible aux yeux l’évolution des sens des mots suivant des voies différentes, le même auteur écrit : « Il faut bien se rappeler que ces figures compliquées n’ont de valeur que pour le seul linguiste : celui qui invente le sens nouveau (d’un mot) oublie dans le moment tous les sens antérieurs, excepté un seul, de sorte que les associations d’idées se font toujours deux à deux. » - Toujours, de même que les oppositions d’idées, nous l’avons vu. Il serait facile, mais bien long, de montrer la généralité de ce procédé en prenant successivement sur le fait chaque découverte ou chaque perfectionnement ajouté à une découverte antérieure dans l’ordre scientifique, dans l’ordre juridique, dans l’ordre économique, politique, artistique, moral. Indiquons plutôt ici pourquoi il en est ainsi, comment la chose est rendue possible et nécessaire.
Cela tient essentiellement à ce que, d’une part, le pas de l’esprit, sa démarche élémentaire, consiste à passer d’une idée à une autre, en liant les deux par un jugement ou par une volition, par un jugement qui montre l’idée de l’attribut impliquée dans celle du sujet, ou par une volition qui regarde l’idée du moyen comme impliquée dans celle du but. D’autre part, si l’esprit passe d’un jugement à un autre jugement plus complexe, d’une volition à une autre volition plus compréhensive, c’est parce qu’à force de se répéter mentalement, par cette double forme d’imitation de soi-même qu’on appelle mémoire ou habitude, un jugement se pelotonne en notion, fusion de ses deux termes devenus soudés et indistincts, et une volition, un dessein, se transforme en réflexe de moins en moins conscient. Par cette transformation inévitable - qui s’opère en grand, socialement, sous les noms respectés de tradition et de coutume - nos anciens jugements sont aptes à entrer comme notions dans la substance d’un jugement nouveau, nos anciens desseins dans celle d’un dessein nouveau. De la plus basse à la plus haute opération de notre entendement et de notre volonté, ce procédé ne change pas ; et il n’est pas de découverte théorique qui soit autre chose que la jonction judiciaire d’un attribut, c’est-à-dire d’anciens jugements, à un nouveau sujet, comme il n’est pas de découverte pratique qui soit autre chose que la jonction volontaire d’un moyen, c’est-à-dire d’une ancienne fin voulue pour elle-même, à une nouvelle fin. Par cette alternance, à la fois si simple et si féconde, de changements inverses, qui se succèdent indéfiniment, le jugement ou le but d’hier devenant la simple notion ou le simple moyen d’aujourd’hui qui suscitera le jugement ou le but de demain, destiné lui-même à déchoir à son tour en se consolidant, et ainsi de suite ; par ce rythme social, aussi bien que psychologique, se sont élevés peu à peu tous les grands édifices de découvertes et d’inventions accumulées qui provoquent notre admiration : et nos langues, et nos religions, et nos sciences, et nos codes, et nos administrations, et, certes, notre organisation militaire, et nos industries, et nos arts.
Quand on considère une de ces grandes choses sociales, une grammaire, un code, une théologie, l’esprit individuel paraît si peu de chose au pied de ces monuments, que l’idée de voir en lui l’unique maçon de ces cathédrales gigantesques semble ridicule à certains sociologues, et, sans s’apercevoir qu’on renonce ainsi à les expliquer, on est excusable de se laisser aller à dire que ce sont là des oeuvres éminemment impersonnelles, - d’où il n’y a qu’un pas à prétendre avec mon éminent adversaire, M. Durkheim, que, loin d’être fonctions de l’individu, elles sont ses facteurs, qu’elles existent indépendamment des personnes humaines et les gouvernent despotiquement en projetant sur elles leur ombre oppressive. Mais comment ces réalités sociales - car, si je combats l’idée de l’organisme social, je suis loin de contredire celle d’un certain réalisme social, sur lequel il y aurait à s’entendre, - comment, je le répète, ces réalités sociales se sont-elles faites ? Je vois bien qu’une fois faites, elles s’imposent à l’individu, quelquefois par contrainte, rarement, le plus souvent par persuasion, par suggestion, par le plaisir singulier que nous goûtons, depuis le berceau, à nous imprégner des exemples de nos mille modelés ambiants, comme l’enfant à aspirer le lait de sa mère. Je vois bien cela, mais comment ces monuments prestigieux dont je parle ont-ils été construits, et par qui, si ce n’est par des hommes et des efforts humains ?
Quant au monument scientifique, le plus grandiose peut-être de tous les monuments humains, il n’y a pas de doute possible. Celui-là s’est édifié à la pleine lumière de l’histoire, et nous suivons son développement à peu près depuis ses débuts jusqu’à nos jours. Que nos sciences aient commencé par être une poussière de petites découvertes éparses et sans lien, qui se sont groupées ensuite - groupements dont chacun a été lui-même une découverte - en petites théories, elles-mêmes fusionnées plus tard en théories plus vastes, confirmées ou rectifiées par une multitude d’autres découvertes, enfin reliées puissamment par des arches d’hypothèses jetées sur elles, hautes inventions de l’esprit unitaire ; qu’il en soit ainsi, cela est indiscutable. Il n’est pas de loi, il n’est pas de théorie scientifique, comme il n’est pas de système philosophique, qui ne porte encore écrit le nom de son inventeur. Tout est là d’origine individuelle, non seulement tous les matériaux, mais les plans, les plans de détail et les plans d’ensemble ; tout, même ce qui est maintenant répandu dans tous les cerveaux cultivés et enseigné à l’école primaire, a débuté par être le secret d’un cerveau solitaire, d’où cette petite lampe, agitée, timide, a rayonné à grand-peine dans une étroite sphère à travers les contradictions, jusqu’à ce que, fortifiée en se répandant, elle soit devenue une lumière éclatante.
Mais, s’il est évident que la science s’est construite ainsi, il n’est pas moins certain que la construction d’un dogme, d’un corps de droit, d’un gouvernement, d’un régime économique, s’est opérée pareillement ; et, s’il y a des doutes possibles en ce qui concerne la langue et la morale, parce que l’obscurité de leurs origines et la lenteur de leurs transformations les dérobent à nos yeux dans la plus grande partie de leur cours, combien n’est-il pas probable que leur évolution a suivi la même voie ! N’est-ce pas par de minuscules créations d’expressions imagées, de tournures pittoresques, de mots nouveaux ou de sens nouveaux, que notre langue autour de nous s’enrichit, et chacune de ces innovations, pour être d’ordinaire anonyme, en est-elle moins une initiative personnelle imitée de proche en proche ? et n’est-ce pas ces bonheurs d’expression, pullulant en chaque langue, que les langues en contact s’empruntent réciproquement pour grossir leur dictionnaire et assouplir sinon compliquer leur grammaire ? N’est-ce pas aussi par une série de petites révoltes individuelles contre la morale courante, ou de petites additions individuelles à ses préceptes, que cette morale subit de lentes modifications ? Et est-ce qu’on ne passe pas, à travers des phases successives, d’une ère très antique où les langues étaient innombrables mais très pauvres, chacune parlée par une peuplade, une tribu, un bourg, où les morales étaient aussi très nombreuses, très dissemblables et très simples, à notre époque où un petit nombre de langues très riches et de morales très compliquées, sont en train de se disputer l’hégémonie future du globe terrestre ?
Ce qu’il faut accorder aux adversaires de la théorie des causes individuelles en histoire, c’est qu’on l’a faussée en parlant de grands hommes là où il fallait parler de grandes idées, souvent apparues en de très petits hommes, et même de petites idées, d’infinitésimales innovations apportées par chacun de nous à l’œuvre commune. La vérité est que tous, ou presque tous, nous avons collaboré à ces gigantesques édifices qui nous dominent et nous protègent ; chacun de nous, si orthodoxe qu’il puisse être, a sa religion à soi, et, si correct qu’il puisse être, sa langue à soi, sa morale à soi ; le plus vulgaire des savants a sa science à lui, le plus routinier des administrateurs a son art administratif à lui. Et, de même qu’il a sa petite invention consciente ou inconsciente qu’il ajoute au legs séculaire des choses sociales dont il a le dépôt passager, il a aussi son rayonnement imitatif dans sa sphère plus ou moins bornée, mais qui suffit à prolonger sa trouvaille au-delà de son existence éphémère et à la recueillir pour les ouvriers futurs qui la mettront en œuvre. L’imitation, qui socialise l’individuel, perpétue de toutes parts les bonnes idées, et, en les perpétuant, les rapproche et les féconde.
Dira-t-on, par hasard, qu’étant donnée la nature éternelle des choses en présence de l’esprit humain lui-même persistant, la science humaine devait tôt ou tard arriver, n’importe par quel chemin de découvertes individuelles, au point où nous la voyons, où nos petits-neveux la verront, que sa forme future, claire et glorieuse, était déjà prédéterminée dès les premières perceptions du cerveau sauvage, et qu’ainsi l’accident du génie, le rôle de l’individu, importe peu ou va perdant chaque jour de son importance à mesure que l’on se rapproche de cette réalité idéale, platoniquement attractive, qui laisse déjà deviner ses contours ? Mais, cette objection, si elle était vraie, devrait être généralisée, et il s’ensuivrait que, par un enchaînement quelconque de satisfactions et de besoins, nés alternativement les uns des autres, un irrésistible attrait de je ne sais quelles épures divines, invisiblement impérieuses, conduirait inévitablement l’humanité au même terme politique, économique ou autre, à la même constitution, à la même industrie, à la même langue, à la même législation finale ? Jusqu’ici, rien de plus contraire aux faits que cette vue, car, plus les civilisations diverses qui se partagent la terre, la civilisation chrétienne, la civilisation bouddhique, la civilisation islamique, se sont développées, plus leur originalité et leurs dissemblances se sont accentuées. Toutefois, ce qui me plairait en cette manière de voir, c’est qu’elle est idéaliste, mais elle ne l’est pas assez, et par là elle l’est mal. Il n’y a pas une seule idée ou un petit nombre d’idées, situées en l’air, qui meuvent le monde ; il en est des milliers et des milliers qui luttent pour la gloire de l’avoir mené. Ces idées qui agitent le monde, ce sont les idées même de ses acteurs : chacun d’eux a bataillé pour faire triompher la sienne, rêve de réorganisation locale, nationale ou internationale, qui se développait en se réalisant, qui, même en succombant, s’amplifiait parfois. Chaque individu historique a été une humanité nouvelle en projet, et tout son être individuel, tout son effort individuel n’a été que l’affirmation de cet universel fragmentaire qu’il portait en lui. Et de ces idées sans nombre, de ces grands programmes patriotiques ou humanitaires, qui dominent, comme de grands drapeaux mutuellement déchirés, la mêlée humaine, un seul survivra, c’est possible, un seul sur des myriades, mais lui-même aura été individuel à l’origine, jailli un jour du cerveau ou du cœur d’un homme; et je veux bien que son triomphe ait été nécessaire, mais sa nécessité, qui se révèle après coup, que nul d’avance n’a prévue, que nul n’a pu prévoir avec certitude, n’est que l’expression verbale de la supériorité des efforts individuels mis au service de cette conception individuelle. Cause finale et causes efficientes se confondent ici, et il n’y a pas lieu de les distinguer.
Et c’est parce que toute construction sociale a pour tous matériaux, et pour tous plans même, des apports individuels, que je ne saurais admettre le caractère de contrainte souveraine, dominatrice, de l’individu, qui a été considéré comme l’attribut essentiel et propre de la réalité sociale. S’il en était ainsi, cette réalité ne s’accroîtrait jamais, ces monuments n’auraient jamais pu s’édifier, car, à chacun de leurs accroissements successifs par l’insertion d’une innovation, mot nouveau, nouveau projet de loi, nouvelle théorie scientifique, nouveau procèdé industriel, etc., ce n’est pas par force que cette nouveauté s’introduit, ce ne peut être que par persuasion et suggestion douce. Voyez la manière dont s’accroît le palais des sciences. Une théorie y est longtemps discutée dans l’enseignement supérieur, avant de s’y propager sous forme d’hypothèse plus ou moins probable, puis de descendre dans l’enseignement secondaire, ou elle s’affirme plus résolument ; mais ce n’est, en général, qu’en parvenant à l’enseignement primaire qu’elle dogmatise tout à fait et qu’elle exerce ou cherche à exercer sur l’esprit de ses adhérents enfantins, qui d’ailleurs s’y prêtent avec la meilleure volonté du monde, la coercition, nullement despotique, dont on parle. Cela signifie, en d’autres termes, que c’est en vertu de sa persuasivité antérieure que son impériosité actuelle s’est établie, le tout par propagation imitative. Il en est de même d’une nouveauté industrielle qui se répand : elle est un caprice d’une élite avant d’être un besoin du public, et de faire partie du nécessaire. Car le luxe d’aujourd’hui, c’est le nécessaire de demain, par la même raison que l’enseignement supérieur d’aujourd’hui, c’est l’enseignement secondaire ou primaire même de demain.
Ce grand sujet de l’adaptation sociale exigerait bien d’autres développements ; j’en ai esquissé quelques-uns dans mon livre sur la Logique sociale, auquel je me permets de renvoyer. Mais il faut se borner. Je n’insisterai pas enfin sur cette remarque, malheureusement trop évidente, que, plus les adaptations sont multiples et précises, plus des inadaptations sociales se révèlent, douloureuses, énigmatiques, justification de tant de plaintes. Mais nous sommes en mesure de dire, maintenant, pourquoi les harmonies naturelles, de même que les symétries naturelles, sont rarement parfaites, pourquoi il s’y mêle toujours et s’en échappe des dysharmonies et des dissymétries qui contribuent elles-mêmes parfois à susciter des adaptations et des oppositions plus hautes. C’est que l’adaptation parfaite et l’opposition parfaite sont les deux extrémités d’une série infinie, entre lesquelles s’interposent d’innombrables positions. Entre la confirmation absolue d’une thèse par une autre et la contradiction absolue des deux, il y a une infinité de contradictions et de confirmations partielles, sans compter l’infinité des degrés de croyance affirmative et négative. Une question suivie d’une réponse ; voilà l’invention. Mais, à une question donnée, mille réponses sont possibles, de plus en plus exactes et complètes. À cette question : le besoin de voir, il n’y a pas que l’œil humain qui ait répondu dans la nature, il y a tous les yeux d’insectes, d’oiseaux, de mollusques. À cette question : le besoin de fixer la parole, il n’y a pas que l’alphabet phénicien qui ait répondu.
C’est parce qu’il y a, au fond de toute société, une multitude de petites ou de grandes réponses à des questions, et une multitude de questions nouvelles qui surgissent de ces réponses mêmes, qu’il y a aussi un nombre considérable de petites ou de grandes luttes entre les partisans de solutions différentes. La lutte n’est que la rencontre d’harmonies, mais cette rencontre n’est, certes, pas le seul rapport des harmonies ; leur relation la plus habituelle est l’accord, la production d’une harmonie supérieure. À chaque instant, soit en parlant, soit en travaillant à n’importe quoi, nous éprouvons un besoin et nous le satisfaisons, et, c’est cette série de satisfactions, de solutions, qui constitue le discours ou le travail, et aussi bien la politique intérieure ou extérieure, la diplomatie et la guerre, toutes les formes de l’activité humaine. Ce sont les efforts, incessamment répétés, des individus d’une nation, pour adapter leur langue à leur pensée du moment qui ont pour effet de modifier et de transformer peu à peu les langues, de susciter des langues nouvelles. Si on avait tenu registre, comme a essayé de le faire dans un coin de la Charente M. l’abbé Rousselot, de tous ces efforts successifs, on pourrait dire le nombre précis d’adaptations linguistiques élémentaires dont une modification du son ou du sens des mots est l’intégration. Pour adapter leurs dogmes et leurs préceptes religieux à leurs connaissances et à leurs besoins, pour y adapter aussi leurs mœurs et leurs lois, leur morale même, les individus, et principalement ceux qui se sentent les plus inadaptés à leur milieu sinon à eux-mêmes, font de même des efforts incessants qui aboutissent à de petites trouvailles accumulées. Et, de temps en temps, quelque grand inventeur, quelque grand accordeur surgit.
Les dysharmonies sont aux harmonies ce que les dissymétries sont aux symétries, ce que les variations sont aux répétitions. Or, c’est seulement du sein des répétitions précises, des oppositions nettes, des harmonies étroites, qu’éclosent les échantillons les plus caractérisés de la diversité, du pittoresque, du désordre universels, à savoir les physionomies individuelles. C’est peu de chose, c’est chose bien passagère, une physionomie d’homme ou de femme, affinée par la vie sociale, par la vie d’imitation intense, compliquée et continue. Mais rien n’est plus important que cette nuance fugitive. Et le peintre n’a pas perdu son temps qui est parvenu à la fixer, ni le poète ou le romancier qui l’a fait revivre. Le penseur n’a pas le droit de sourire à la vue de leurs longs efforts pour saisir cette chose presque insaisissable qui n’a plus été et ne sera plus. Il n’y a pas de science de l’individuel, mais il n’y a d’art que de l’individuel. Et le savant, en songeant que la vie universelle est suspendue tout entière à la floraison de l’individualité des personnes, devrait considérer avec une modestie quelque peu jalouse le labeur de l’artiste, si lui-même, en imprimant nécessairement son cachet personnel à sa conception générale des choses, ne lui donnait toujours un prix esthétique, vraie raison d’être de sa pensée.